Écoutez la chanson bien douce

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Variations sur musique et spiritualité



Par Marc Leboucher — 1er avril 2024

Au-delà du brouhaha du quotidien, la musique peut-elle ouvrir un espace spirituel à nos contemporains ? Si, jusqu’à l’époque des Lumières, elle reste étroitement liée au religieux, elle quitte peu à peu les églises pour répondre aux nouvelles attentes du public. Mais comme le montrent par exemple les œuvres de Bach, elle peut toujours aiguiser la capacité d’écouter, susciter des questionnements sur le sens de l’existence ou répondre aux inquiétudes de l’âme par de-là la diversité des mentalités ou des convictions.

 
Au restaurant ou chez le médecin, dans les magasins ou les aéroports, dans nos cuisines ou le secret de nos chambres, la musique s’insinue partout. Comment désigner autrement cet ensemble de sons, de bruits et de rythmes indistincts qui tisse notre vie de tous les jours, souvent contre notre gré, sinon sous ce terme bien flou de « fond musical » ? Mais ce fond où l’on peine à reconnaitre une mélodie susceptible de nous parler, ce fond si prégnant dans notre quotidien comme un décor invisible, comment ne pas voir qu’il manque singulièrement de « profondeur » et semble là davantage pour combler le vide de nos temps d’attente, de transport ou de nos tâches répétitives ? On comprend mieux pourquoi il se mêle si souvent à un flux continu d’informations, d’annonces et de publicités. Pour reprendre les mots de Blaise Pascal : « la musique est là simplement pour nous divertir ». Comme s’il fallait répondre à on ne sait quel manque intérieur, dans un climat de tristesse et de résignation diffuse.
 
Faut-il en rester pour autant à ce constat désabusé ? Et si pourtant, dans des circonstances plus favorables, la musique pouvait toujours ouvrir à nos contemporains des espaces de questionnement spirituel, voire des ressources de sens ?
 

Musique et religion

Jusqu’à l’époque des Lumières, la question d’un lien étroit entre musique et spiritualité ne se pose pas en ces termes. C’est que depuis des siècles, au sein de sociétés non sécularisées, que la musique religieuse occupe le terrain de l’expression spirituelle dans le cadre de confessions bien établies. Pensons ainsi au chant grégorien qui va accompagner la prière des monastères, à la présence de l’orgue dans les églises, aux chants populaires qui rythment la dévotion comme ces Noëls français ou ces cantiques adressés à la Vierge Marie. Rien n’est trop beau pour le culte divin et l’Ancien Testament lui-même évoque les instruments qui doivent concourir à la louange de Dieu. La musique est à sa manière une œuvre divine.
 
Dans le sillage de la Réforme protestante, Martin Luther (1483-1546) va pousser très loin cette logique qui associe étroitement musique et expérience croyante. Pour l’ancien moine augustin, pratiquer cet art apparaît indispensable à la bonne santé spirituelle. Il doit l’être au plan individuel, lorsque l’on est aux prises avec les assauts du démon ou que l’on veut parler à Dieu dans le secret du cœur. Il doit l’être aussi au plan collectif, pour la prière en famille et pour ces liturgies où la communauté des chrétiens se réunit à l’église. Luther va donner lui-même l’exemple en composant une quarantaine de chorals en langue allemande inspirés de mélodies populaires et en jouant du luth. Par la suite, les cantates, les chorals et les oratorios de Heinrich Schütz (1585-1672), Dietrich Buxtehude (1637-1707), Jean-Sébastien Bach (1685-1750) et tant d’autres vont déployer largement cette impulsion géniale. Et aujourd’hui, ces œuvres continuent d’être jouées et admirées partout dans le monde.
 

Quand la musique sacrée quitte les églises

Dans la première moitié du XIXe siècle en Allemagne, un jeune et brillant musicien décide avec un ami de monter à nouveau la Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, œuvre quelque peu tombée dans l’oubli moins d’un siècle après la mort de son compositeur, en 1750. Oui, mais voilà, plutôt que de l’exécuter dans une église luthérienne à l’occasion du Vendredi saint, c’est dans une salle de concert à Berlin, la Singakademie, que Félix Mendelssohn (1809-1847) va faire résonner, le 11 mars 1829, les notes de cette fresque qui évoque les derniers moments de la vie du Christ. Étape nouvelle dans l’écoute de la musique sacrée, qui d’une certaine manière se sécularise pour rejoindre un public plus large et ne se limite plus à la seule expression du sentiment religieux. Est-ce un effet indirect des Lumières ? Ce genre musical sort des églises, comme pour répondre à une nouvelle sensibilité et à un gout des auditeurs qui a changé.
 
Deux siècles plus tard, nous continuons d’admirer de telles œuvres, tout en pressentant confusément qu’elles nous rejoignent intérieurement. Je me souviens d’une représentation récente de la Passion selon saint Jean de Bach, lors d’un festival tout à fait laïc, où le jeune chef d’orchestre avait invité à ne pas applaudir d’emblée à la fin de l’œuvre pour mieux préserver le climat de recueillement. N’était-ce pas reconnaitre implicitement que la dimension spirituelle de la Passion pouvait toujours être perçue, en dépit de la diversité des attentes et convictions du public ? On peut sans doute distinguer ici plusieurs traits de cette perception.
 

Une musique hospitalière

D’abord, celle-ci suppose que l’on puisse ouvrir en soi des moments de silence, d’attente, de creux, en acceptant de rompre avec les fonds musicaux, la confusion des sons dans lesquels nous baignons en permanence. Silence et attente sont alors capables de favoriser l’attention nécessaire, la concentration minimale pour accueillir ce qui vient nous rejoindre plus intimement. Ainsi de l’expérience d’une voix dans sa singularité, son timbre ou sa couleur. Dans nos sociétés où le besoin d’écouter et d’être écouté est si fort, où le souci de « communication » tue souvent une « compréhension » en profondeur, la musique peut justement permettre d’affiner la manière dont nous sommes attentifs. Reconnaitre une phrase, l’attaque d’un instrument, la douceur d’un aria, le retour d’un leitmotiv ne peuvent que développer une autre manière de percevoir le monde et les autres.
 
Ensuite, cette perception va s’exprimer de manières très différentes selon les attentes, les convictions ou les sensibilités de chacun, au sein de mentalités largement marquées par le post-christianisme. Le croyant qui se réclame ou non d’une confession pourra y voir l’occasion d’une rencontre personnelle avec son Dieu, d’une écoute habitée par un Autre, une manière aussi d’appréhender une œuvre qui fait résonner le texte sacré, comme pour la Bible. Il pourra y reconnaitre ce vent de l’Esprit « qui souffle où il veut », pour reprendre une expression biblique. L’incroyant ou l’indifférent au religieux pourra y trouver quant à lui un moment privilégié pour se retrouver face à lui-même, une opportunité de calme, de méditation où peuvent résonner profondément certains affects ou questionnements liés au sens de l’existence. Évoquant la musique de Jean-Sébastien Bach, le théologien jésuite Christoph Theobald indique en ce sens combien elle lui paraît éminemment « hospitalière », accueillante pour chacun selon sa relation proche ou distante à la foi. Dans le même ordre d’idées, la pianiste chinoise Zhu Xiao Mei voit dans la dimension cyclique de nombre d’œuvres du même compositeur, à l’instar des Variations Goldberg, qui s’appliquent à revenir au même thème après une succession de variations, une proximité avec les traditions orientales comme le bouddhisme ou le taoïsme. Certains crieront au syncrétisme… Ne faut-il pas y voir davantage la force d’un langage à dimension universelle et qui répond à bien des requêtes intérieures ?
 
Enfin, est-ce se livrer à une interprétation excessive que de constater qu’une forme de « communion » peut exister chez un public aux convictions et aux attentes les plus diverses, dans la simple expérience de la beauté, de l’émerveillement ? N’est-ce pas affirmer sa foi dans un monde autre, où les forces de la laideur, du mal, de la mort n’ont pas le dernier mot ? N’est-ce pas se situer au-delà des expériences sensibles et immédiates, pour retrouver ce trait que certains peuvent attribuer à leur Dieu, la pure gratuité ? Chacun trouvera alors sa propre image pour exprimer ce sentiment d’admiration, une forme de transcendance, la contemplation d’un beau ciel étoilé ou d’un paysage par exemple…
 

Dona nobis pacem

L’image biblique est célèbre et fut souvent figurée. Choisi par Dieu pour gouverner le peuple d’Israël comme le raconte le livre de Samuel, le roi Saül vit les derniers moments de son règne. Tourmenté par des idées noires, prémisses sans doute d’une folie qui va l’emporter, celui-ci ne parvient pas à calmer son trouble intérieur. C’est auprès du jeune David qu’il va trouver un peu d’apaisement, celui-ci venant lui jouer de la harpe. L’instrument, on le sait, n’a pas seulement vocation thérapeutique, il est aussi celui qui va soutenir la prière, notamment celle des psaumes. Ne sommes-nous pas ici à la frontière ténue entre psychologie et spiritualité, ce lieu de l’âme tourmentée qui réclame la paix, la fin des tempêtes intérieures ? Comment ne pas entendre aussi ce cri qui sourd des liturgies chrétiennes, si souvent mis en musique par les plus grands compositeurs, la supplication insistante Dona nobis pacem, Donne-nous la paix ? Cette paix, nous pouvons la ressentir tout autant lorsqu’à la fin d’une journée difficile, nous écoutons une mélodie familière. Ce temps de calme n’est-il pas une manière de trouver une quiétude intérieure ? Ainsi d’un air de viole de gambe, une voix de soul music lorsque tombe l’obscurité du soir…
 
Mais cette recherche de paix, elle peut aussi résulter de traumatismes plus collectifs. Une telle réalité se voit très bien décrite dans les romans de l’écrivain franco-japonais Akira Mizubayashi1. Ses personnages ont été victimes des blessures du XXe siècle, la violence du Japon impérial, le drame des guerres successives, la séparation des couples et des familles. Au cœur d’histoires habilement entremêlées, où les destins se brisent, où les visages s’éloignent et se retrouvent, la musique devient le lieu d’une restauration possible des relations humaines. Même si l’écrivain ne se réclame pas d’une transcendance ou d’une tradition religieuse, il voit dans cet art un pouvoir de reconstruction des personnes, plus largement d’une paix à valeur universelle, dépassant les nationalismes et les cultures. En ce sens, la métaphore de « l’âme du violon », les instruments à cordes étant au cœur de sa trilogie romanesque, apparaît significative. D’une manière plus intime, on retrouve cette même dimension restauratrice dans les romans d’Anna Enquist comme Quatuor2, marqué en creux par l’expérience psychanalytique de l’auteure. Sans forcer le trait, n’est-ce pas une manière contemporaine de parler d’une forme de spirituel ?
 

La musique vous veut du bien

Interprète renommée, la pianiste française Claire-Marie Le Guay a consacré quelques ouvrages pour faire partager sa passion et introduire aux œuvres des grands musiciens. Or, il est frappant de constater que son dernier ouvrage est classé dans les librairies au rayon « développement personnel » et porte un titre révélateur : C’est la nuit qu’il est beau de croire en la lumière : Comment la musique peut éclairer votre vie.3 Sans se référer là aussi à une quelconque religion ou spiritualité de manière explicite, il est clair que son propos vise à répondre à une demande de sens de l’individu contemporain, pour lui donner des motifs de croire à une espérance possible, à une forme d’équilibre ou une sérénité qui lui manque. Il ne vise plus à rejoindre les seuls mélomanes ou les érudits en la matière.
 
« Mon père s’est éteint en écoutant du Mozart », me confiait un jour cet homme appartenant à une famille juive non religieuse. Qu’a pu apporter à cette personne en fin de vie la musique du compositeur viennois ? Les accents pathétiques du Requiem venant traduire mieux qu’avec les mots ses propres angoisses ? La simple contemplation d’une beauté aux accents nostalgiques, à travers l’écoute du bouleversant Concerto pour clarinette ? L’acceptation et l’abandon sereins qu’on trouve dans la Sérénade Gran Partita ? La réponse appartient au secret de ce patient, mais elle invite aussi à réfléchir sur l’espace spirituel ouvert ici dans ces derniers moments. L’introduction, au-delà de la simple recherche d’apaisement ou de la nécessité d’avoir un cadre rassurant, à une forme de réalité au-delà des mots et des paroles, où les gestes de l’attention et du soin prennent toute leur place, est sans doute une dimension à approfondir. Faut-il y voir une trace de cet « effet Mozart » qu’évoque le musicologue David Christofell dans son ouvrage stimulant : La musique vous veut du bien ?4
 

Une âme moins triste

Ce rapide tour d’horizon serait incomplet si nous passions sous silence une des réalités musicales fortes qui se croise aussi volontiers avec le spirituel, celle de la chanson. Plus brève, plus concise, elle séduit tout autant les grands compositeurs que le public populaire, pour dire l’amour, le cri, la révolte, la joie ou la tristesse à travers la multiplicité des rythmes et des styles ? « Dieu réunit ceux qui s’aiment », chantait Édith Piaf dans son hymne à l’amour alors qu’Aretha Franklin reprend les accents du soul et du gospel à travers « I say a little payer » pour magnifier, presque diviniser la relation amoureuse. Rendons grâce à ces courts moments lumineux qui nous redonnent l’occasion de croire et de vivre, de nous redonner force d’âme. Ce qu’écrivait à sa manière le poète Paul Verlaine, mis en musique par Léo Ferré :
 

Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire,
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d’eau sur de la mousse!
Allez rien n’est meilleur à l’âme
Que de faire une âme moins triste!

 

Références

Philippe Charru. Quand le lointain se fait proche. La musique, une voie spirituelle. Seuil, 2011.

David Christoffel. La musique vous veut du bien. Presses universitaires de France, 2018.

Marc Leboucher. Bach. Folio/Gallimard. 2013.

Marc Leboucher. “De la musique comme médiation spirituelle », revue Christus, N°241. Janvier 2014.

Marc Leboucher. Le souffle et le roseau. Salvator. 2017.

Christoph Theobald. “La théologie du style de Bach ou l’art d’une hospitalité sans limites », in Le baroque luthérien de Jean-Sébastien Bach. Sous la direction de Philippe Charru. Éditions Facultés jésuites de Paris. 2007.

Revue Christus. N°223. Juillet 2009. La musique, une voie spirituelle ?

Zhu Xiao-Mei. La rivière et son secret. Robert Laffont. 2007.
 

Notes

1 Voir en particulier sa trilogie éditée chez Gallimard : Âme brisée (2019), Reine de cœur (2022) et Suite inoubliable (2024).

2 Anna Enquist, Quatuor, traduit du néerlandais par Emmanuelle Tardif, Actes Sud, 2016.

3 Flammarion, 2022.

4 David Christofell, La musique vous veut du bien, PUF, 2018.
 



Marc Leboucher est directeur littéraire des éditions Salvator (Paris) et écrivain. Particulièrement intéressé par les liens du christianisme et de la culture, il est notamment l’auteur d’une biographie de Jean-Sébastien Bach (Folio Gallimard, 2013) et d’un essai sur la fragilité contemporaine Le souffle et le roseau  (Salvator, 2017). Il a également réalisé de nombreux livres interviews et collabore à la revue Christus.
 




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24 septembre 2024

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Dernière révision du contenu : le 27 mars 2024

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